Imprimé depuis le site Archives du Formindep / publié le samedi 8 décembre 2012

Dépistage organisé du cancer du sein

Lettre aux conférenciers d’Octobre rose

De la mauvaise foi au mensonge décomplexé, de l’omission des évidences à l’habillage scientifique de hors-sujet, de l’utilisation abusive des émotions aux mises en jeu d’intérêts très personnels, voici le décryptage d’un mode de communication archaïque mais efficace que les animateurs d’une conférence/débat d’Octobre rose typique ont utilisé en direction du public d’un cinéma provincial. J’y suis allé, accompagné de mon interne. Sans trop tenter d’intervenir dans cette organisation tellement verrouillée qu’il est quasiment impossible d’échanger, nous nous sommes mis en devoir d’en faire une critique que j’ai synthétisée dans une lettre adressée à tous les conférenciers.

Le décor

Plantons-le ici mais l’endroit importe peu. Il est probable que toute ressemblance avec des situations ou des personnages existants n’est pas fortuite.

Imaginez un public de 200 personnes, féminin essentiellement, d’âge moyen, beaucoup de mères, leurs filles et même quelques enfants, des gens en bonne santé apparente, pas mal néanmoins avec des chevelures encore courtes.
Imaginez aussi les organisateurs :

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La lettre

Consoeurs, confrères, Mesdames, Messieurs

J’ai assisté le 11 octobre dernier à votre conférence ouverte à tous « Osez montrer vos seins » [1]. J’étais accompagné d’une interne qui achève son stage dans mon cabinet et qui, à la lumière d’informations différentes que je lui ai apportées pendant ce semestre sur l’épineux sujet du dépistage organisé du cancer du sein, a pu écouter attentivement tous les messages de votre opération promotionnelle. L’objectif n’était pas de venir polémiquer avec un parterre organisé de convaincus mais de pratiquer un exercice critique dans l’observation de vos techniques de promotion. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes abstenus, pour ne pas dire retenus, d’intervenir plus de deux fois.

Je vous livre ici mes réflexions et vous prie de ne voir dans les mots parfois un peu tranchants que vous y lirez que le souci de vous partager notre profond malaise à l’écoute de tous les messages délivrés dans cette conférence. Il ne s’agit en aucun cas de vous donner une leçon ou de vous marquer une différence, il s’agit de vous offrir le recul dont je dispose bien plus facilement que vous parce que je ne suis pas impliqué dans l’organisation de ce dépistage. Il s’agit aussi de m’éclairer sur ce que j’aurai mal perçu.

Je reprendrais chacune de vos mini conférences pour en extraire ce qui me pose problème et je vous propose de critiquer tous mes commentaires. Merci de considérer cette démarche inhabituelle et difficile, comme uniquement fondée sur l’envie de comprendre ce qui doit être fait au mieux pour l’intérêt des personnes et non pour celui des soignants.

1 - Sur la forme

En préambule, j’ai d’abord déploré que, malgré l’intention affichée d’une conférence participative d’usagers de soins et de professionnels de santé impliqués dans le dépistage organisé du cancer du sein, il y avait eu très peu de sollicitations et de places pour permettre une prise de parole, toujours difficile en public, et donc très peu d’interventions.

J’ai ensuite douté de la pertinence de toutes les conférences dans ce contexte de dépistage. En effet, après l’introduction des représentants de la ligue contre le cancer et l’approche épidémiologique (conférence du médecin coordonnateur du dépistage du cancer), l’approche technique (conférence d’un radiologue sur la mammographie et conférence d’un chirurgien sur la reconstruction mammaire) et l’approche psychologique (conférence d’un psychologue hospitalier), il y aurait eu assez de temps et de grains à moudre pour discuter autour de l’intérêt de la promotion de ce dépistage. Mais deux autres interventions suivirent qui étaient totalement hors sujet et qui ont très efficacement confisqué, dans une prise d’autorité universitaire pour l’une et une prise d’autorité émotionnelle pour l’autre, ce qui restait d’envie de réagir ou de débattre sur les informations jusque là présentées. 

J’ai noté enfin que cette soirée était essentiellement organisée par une entreprise de soins à but lucratif dont le logo était mentionné au début de chaque powerpoint présenté par les conférenciers et je ne me rappelle pas qu’aucun ait déclaré publiquement des liens d’intérêts éventuels.

2 - Sur le fond

2.1 - La ligue

  • Je n’ai pas de commentaires particuliers. 
  • J’aurai tendance à penser, mais cela n’a rien de factuel, qu’il y a une tentative de sublimation de cette douloureuse maladie dans l’utilisation de services ou de moyens paradoxalement légers face au poids et à la souffrance des personnes concernées. Les concepts de socio-esthétismes ou d’art-thérapie par exemple, drapés d’un scientisme apparent, ne feraient que révéler la difficulté de prendre en charge des douleurs physiques ou morales. De même la disponibilité très limitée des lieux comme des bénévoles ne feraient que révéler l’ampleur de la solitude dans laquelle sont plongées les personnes touchées par la maladie cancéreuse, au point que je me suis posé la question de l’utilité d’une telle organisation. 

2.2 - Le médecin coordonnateur

  • Vous avez énoncé que le corps médical est dans l’ensemble convaincu de ce dépistage (DO). Les scores élevés de participation des femmes au DO dans les Landes le prouveraient. Vous connaissez mes positions et vous constaterez que le taux de participation de mes patientes est aussi élevé que celui d’autres. Ce qui peut être une preuve indirecte que ce dépistage fonctionne sans les médecins généralistes (MG), et que le taux de participation ne dépend pas obligatoirement d’une conviction. Dire que les MG participent à la logistique du DO est donc de la désinformation. Si les MG doivent servir de caution à cette promotion, pensez-vous qu’ils aient besoin de développer un esprit critique et une conscience éclairée [2] dans la pratique de leur travail ?
  • Avec la prise de recul acquise ces derniers mois sur l’ambiguité de l’efficacité du DO, mon interne, qui est une femme, a été choquée, autant que moi, par l’expressions des objectifs très radicaux que vous avez énoncés pour convaincre. Je vous cite : "négligence", "rebelles", "intégration de la ténacité du caractère féminin dans la stratégie du dépistage", "développer l’esprit républicain" sont des termes irrespectueux et insultants parce qu’ils confisquent à un groupe de personnes leur liberté de choix et de pensée. En d’autres termes, une femme serait donc sans doute évaporée, caractérielle, opposante et non citoyenne si elle n’adhère pas au DO. Le DO serait donc affaire d’hommes pour le bien des femmes. Ces propos exprimés en public par un médecin ne sont ni factuels ni scientifiques. J’ose dire qu’ils sont indignes d’un soignant. Je suis encore étonné que personne dans l’assistance n’ait réagi. Au nom de quelle éthique parlez-vous ainsi ? Quelle fin justifierait donc de telles méthodes ? 
  • Vous avez parlé, à propos de la double lecture, de "la dose d’abnégation qu’il faut à un médecin pour accepter d’être relu quand on trouve quelque chose". Cette réflexion me parait être une fausse information à deux titres : 
    • d’abord parce que la double lecture concerne les ACR 1 et 2, et pas les autres cotations. Autrement dit, un médecin est relu uniquement s’il ne trouve rien, ce qui est l’inverse de ce que vous avez dit. Autrement dit encore, un médecin qui trouve quelque chose ne se tromperait pas et n’aurait pas besoin d’être contrôlé, ce qui réduit considérablement sa dose d’abnégation s’il ne veut pas en souffrir.
    • ensuite parce que cette dose d’abnégation est largement atténuée par l’anonymisation de la patiente et surtout celle du deuxième lecteur radiologue. Autrement dit, subir les critiques d’un confrère anonyme n’a pas un impact psychologique ou pédagogique très important. Seriez-vous capable vous même de cette abnégation pour débattre sur la place publique sur des propos contradictoires ?
  • L’annonce de la gratuité prochaine des échographies m’a laissé perplexe. L’omission dans toutes les campagnes précédentes d’une prise en charge finalement pas si complète que cela du DO confinait donc à de pieux mensonges et serait-donc enfin lavée ? Mais pourquoi ne pas parler du coups de tous les autres frais à charge (biopsie, irm, etc) ?
  • J’ai noté le flottement de votre commentaire sur la réduction de la mortalité relative du DO pour laquelle vous avez dit textuellement "pour des raisons épidémiologiques que je ne saurais pas vous expliquer". Je vous prie donc, avec le recul de ce courrier, de vous en expliquer maintenant parce que je ne peux pas croire que vos responsabilités de coordonateurs des dépistages des cancers ne vous obligent pas à comprendre ses raisons.
  • Je ne reviens pas sur la discussion que nous avons eu en direct sur ce que vous appeliez "polémique" et moi "débat scientifique".

2.3 - Le médecin radiologue

  • Vous avez affirmé avec beaucoup de certitude l’absence de douleur d’une mammographie au simple motif que « la compression est calculée au plus juste pour ne pas faire mal ». Vous mesurez donc l’intensité de la douleur à partir d’un critère secondaire qui est lui même la cause de la douleur. Ce n’est pourtant pas ce que disent les femmes pour une grande majorité d’entre elle. Pouvez-vous me dire si vous réalisez vous même ces examens ?
  • Vous avez affirmé aussi avec beaucoup d’assurance l’innocuité des rayonnements et que le risque d’irradiation est plus grand en prenant un avion. Dans cette approximation, vous oubliez d’expliquer pourquoi vous indiquez systématiquement sur vos comptes-rendus de mammographie le taux de rayonnement subi et vous oubliez de parler de la réalité déjà anciennes de la carcinogenèse radique et du mode d’action des rayons, y compris dans les rayonnements les plus faibles.
  • Vous évoquez la qualité et la performance des appareils. Comme j’ai eu l’occasion durant cette année de recevoir des supports publicitaires vantant les mérites de mammographes microdoses, envoyés par d’autres confrères radiologues libéraux experts comme vous, je m’interroge sur la fiabilité de vos arguments et vous prie donc, comme je l’ai demandé à ces autres radiologues, de m’indiquer, s’ils existent, vos liens d’intérêts avec des entreprises qui fabriquent des produits ou des dispositifs de santé en rapport avec le DO. Pour comprendre mon point de vue qui n’a pas d’autres intérêts que d’assurer au mieux la santé des personnes que je soigne, je vous invite à parcourir les arguments que je développe ici et vous prie de considérer très sérieusement cette demande, comme la loi l’exigerait si elle émanait d’un usager de soin.
  • Vous évoquez enfin la classification BI-RAD en oubliant de parler de l’ACR 0, porte plus ouverte à mon avis à une lâcheté intellectuelle qu’à une abnégation, ou à une inconscience de l’importance du risque de surdiagnostic que favorise ce codage. Vous oubliez aussi de montrer que la classification que vous présentez est fondée sur des critères subjectifs visuels susceptibles d’être plus le moteur d’une loterie que de faits, comme j’en parle aussi ici.

2.4 - Le chirurgien

  • Je vous suis d’abord extrêmement reconnaissant d’avoir reconnu publiquement que vous pratiquiez de plus en plus de mammectomies, évidence qui va à l’encontre d’un des objectifs de ce dépistage organisé où la précocité garantirait normalement la limitation des chirurgies radicales. La science le dit depuis quelques temps déjà, il est très rare qu’un acteur du DO le dise aussi. Merci.
  • Vous évoquez deux techniques d’intervention en remarquant que la reconstruction mammaire immédiate allait devenir la plus pratiquée. Je regrette que vous n’évoquiez pas l’ambiguité de cette immédiateté. C’est la phase de démarrage de cette reconstruction qui est effectivement immédiate, pas la reconstruction et sa prise en charge qui rallongent d’autant la souffrance physique et morale des personnes souvent déçue de ne pas avoir compris ce qu’est ce processus long et douloureux.
  • A la suite de mon commentaire sur la "polémique" évoquée par le médecin coordonnateur, vous affirmiez très sereinement n’être qu’un acteur passif de ce dépistage en disant "je reçois une patiente pour laquelle il a été décidé une intervention. Je suis chirurgien. J’opère quand on me le dit." Ce commentaire me choque par le cynisme inconscient qui en émane et laisse croire là aussi à une certaine abnégation dans ces gestes traumatisants. La science sans conscience, une fois de plus, élevée au rang de la vertu du désintéressement (définition possible de l’abnégation) me dérange.
  • Que penser donc enfin du lien d’intérêt professionnel que vous entretenez avec l’entreprise de soins à but lucratif qui parraine cette soirée ?

2.5 - La psychologue

  • J’ai beaucoup apprécié votre intervention de laquelle ressortait toute l’humanité de votre prise en charge dans l’annonce du diagnostic.
  • Je regrette seulement, comme je vous l’ai évoqué, la limitation dans le temps de ce rôle, pour les patientes livrées ensuite pendant de longues années à l’angoisse et au traumatisme qui leur ont été causés. Une prise en charge psychologique limitée à la gestion du traumatisme initial me semble devenir l’alibi bienveillant de soignants autant responsables du désordre organisé dans la nouvelle vie de la patiente que la maladie elle-même. La cellule psychologique pour lutter contre la cellule cancéreuse perd sa consistance dans l’endurance de la maladie.

2.6 - Le professeur d’université

  • Est-il utile de parler de science quand elle n’est pas compréhensible ? C’est la première question que je me suis posé en vous écoutant (pardonnez ma franchise) et en voyant autour de moi l’ennui s’installer au fur et à mesure de vos démonstrations génétiques. Je me suis même demandé quel objectif vous cherchiez à atteindre avec un tel hors sujet au regard d’un dépistage organisé de masse d’une population non ciblée.
  • J’ai presque cru voir le lien lorsque vous avez parlé de la grande fréquence allélique de gènes à faible pénétrance et de la rareté de ceux à très forte pénétrance. Au regard de la théorie de la carcinogenèse radique que vous nous avez rappelée, je ne pouvais que penser que vous alliez conclure que le risque mammographique était donc loin d’être mineur. 
  • Vous avez préféré diluer la réflexion dans un scientisme nourri, vous nous l’avez avoué, des dons associatifs collectés dans des campagnes de dépistage anciennes. N’y voyez-vous pas la forme d’un détournement de moyens qui serviraient à combattre la forme très rare d’une maladie exclus de ce dépistage organisé ?

2.7 - Le témoignage émouvant

  • La surprise annoncée en fin de conférence du témoignage émouvant d’une sportive de haut niveau du terroir, jeune, belle, tonique, fut de taille. Je ne veux pas revenir sur l’histoire de cette héroïne des mers qui, à 28 ans, et après huit mois de traitement d’un cancer du sein découvert fortuitement par une auto-palpation, décide de traverser un océan à la rame. L’exploit est remarquable, bravo, et longue vie à cette jeune femme ressuscitée.
  • Mais quel rapport entre cette histoire et le dépistage organisé de masse de femmes en bonne santé, c’est-à-dire sans symptômes, sans plaintes, recrutées au minimum au double de l’âge de cette sportive ? Aucun, absolument aucun. Si ce n’est pour générer une confusion certaine dans le public entre l’efficacité d’une mammographie pour diagnostiquer une masse découverte sur un symptome et l’efficacité d’une mammographie pour dépister celles qui n’ont rien cliniquement (le dépistage organisé se vantant de vouloir détecter l’impalpable). 
  • J’ai cru voir malheureusement, au delà de l’émotion de ce parcours étonnant, énormément d’indécence à laisser croire à toutes ces femmes plus âgées et bien plus atteintes dans leur chair et dans leur âme, qu’on pourrait guérir de tout à la force de ses muscles et de sa volonté. J’ai cru y voir une forme de perversion qui, dans un gai-souffrir, voudrait empêcher chacune de choisir la voie de sa maladie. J’ai cru hurler pour que la malheureuse inconsciente s’arrête enfin de parler mais le bruissement gêné des gens autour de moi ont fini par me calmer : l’indécence du spectacle ou le spectacle de l’indécence, au choix, avait été relevé dans l’assistance et clôturait dans la froideur cette soirée rose…

3 - Conclusion

Mon implication quasi-quotidienne dans les conséquences humaines de ce dépistage organisé du cancer du sein m’obligeait à vous soumettre toutes ces questions et toutes ses impressions que je n’ai pas eu les moyens de vous poser au cours de cette soirée.

Merci donc d’avoir bien voulu me lire jusqu’ici. Dans l’attente de poursuivre cette réflexion à travers vos réponses [3], je vous prie de recevoir mes salutations respectueuses.

Thierry GOURGUES,
Saint-Justin, le 19 octobre 2012


[2je reprends ce terme en souvenir de la formulation d’ "inconscience éclairée" dont m’avait affublé le coordonateur sur une de nos correspondances anciennes pour exprimer la nécessité de suivre les ordres des politiques de santé publiques

[3Je n’ai à ce jour reçu qu’une seule réponse, celle du coordonnateur, courte, cinglante, pour refuser toute discussion.