Imprimé depuis le site Archives du Formindep / publié le jeudi 8 décembre 2011

Tristes médecines

Régulièrement le Formindep reçoit des demandes de journalistes désireux de voir « comment ça se passe en vrai » les relations entre les médecins et les firmes pharmaceutiques. Filmer, par exemple, en "caméra cachée" une rencontre entre un représentant de commerce des firmes et un médecin, dans le cadre d’une "visite médicale", d’un "congrès", etc. « Il faut des "images" pour que les gens comprennent.. », nous expliquent-ils.

Nous répondons non à ces demandes. D’abord parce que le Formindep n’est pas très chaud pour ce mode d’investigation, et n’est surtout pas le mieux placé pour fournir de tels "témoignages", puisque les médecins qui le rejoignent tentent précisément de rompre ces relations. Nous conseillons de s’adresser plutôt à une de ces "sociétés savantes" soumises aux firmes. Ensuite parce que filmer ponctuellement une "visite médicale" des firmes ou un "congrès" n’est pas suffisant pour se rendre compte de l’extraordinaire complexité des liens qui entravent les médecins, consciemment ou non.

En fait si l’on voulait saisir sérieusement et en profondeur l’ampleur de cette soumission de la médecine aux intérêts industriels, à l’origine de soins inappropriés, dangereux et coûteux, il faudrait prendre les moyens d’une immersion lente, profonde et durable dans cette réalité, puis d’une restitution fiable, scientifique, factuelle.

On pense alors au travail des anthropologues, ethnologues ou sociologues, qui prennent la peine de s’enfouir lentement, durablement, au cœur de la vie de populations, lointaines ou proches, pour en comprendre les comportements, les déterminants, les rites et les coutumes.

C’est ce travail là qu’a réalisé au cœur de la médecine générale, Anne Vega, docteure en socio-anthropologie, en étudiant durant plusieurs années la pratique de nombreux médecins généralistes, les accompagnant au quotidien, les observant dans leur pratique, les interrogeant. C’est à partir de ce travail réalisé dans le cadre d’une bourse d’étude CNRS-CNAMTS, qu’Anne Vega a rédigé, à notre demande, le document exceptionnel que nous mettons en ligne :

Les surprescriptions de médicaments en France : le vrai méchant loup de l’industrie pharmaceutique.

De même que les travaux des ethnologues témoignent des ravages des influences de la "civilisation" chez les amérindiens d’Amazonie ou les populations des forêts de Nouvelle-Guinée, ce travail révèle que les dégâts provoqués par les influences industrielles auprès des soignants sont du même ordre. Tristes tropiques, tristes médecines. Ces influences n’induisent pas seulement des soins inappropriés, ce serait le moindre mal ; mais elles remettent en cause l’essence, l’existence même de la profession médicale, sa mission soignante reçue de la société, pour tenter de transformer des soignants au service de souffrants en simples "distributeurs automatiques" de produits dont de surcroît ils méconnaissent trop souvent les effets. [1].

La pénible comparaison pourrait se poursuivre en identifiant des acteurs de ce dépérissement éthique et ethnique : colons avides et missionnaires propagandistes d’un coté, agents des firmes et leaders d’opinions de l’autre. Mais toute comparaison a ses limites. Car si les populations détruites culturellement et socialement par les influences "civilisatrises" sont pour la plupart entièrement victimes, difficile, du coté des soignants, de les exonérer de toute responsabilité dans le sort qui les ronge. En effet, pour des professionnels de haut niveau, responsables sanitaires, ayant pour rôle l’éducation sanitaire de la population, l’ignorance et la naïveté qui permettent ces soumissions sans contrôle aux influences, sont-elles des excuses acceptables ou des circonstances aggravantes ? La question vaut d’être posée. Le salut viendrait-il alors des "petits prescripteurs", comme le suggère Anne Vega ?

Nous attendons les réactions corporatistes, syndicales ou ordinales, qui ne manqueront pas : « Vous salissez la profession » - « Les généralistes n’ont pas besoin qu’on les enfonce davantage », voire les dénis de cette réalité. La réponse est toujours la même, évidente pourtant : ce qui salit ce n’est pas de mettre en lumière des attitudes délétères, ce sont les attitudes elles-mêmes, et c’est les nier ou les cautionner par l’inaction et le silence. Voir la réalité en face sans peur et en toute humilité est le premier pas indispensable pour d’abord comprendre, ensuite agir et lutter. A ce prix là seulement, l’honneur perdu de la médecine sera recouvré.

Merci à Anne Vega de nous donner les moyens de cette connaissance, si dérangeante soit-elle. Aux soignants et aux patients, citoyens lucides et éclairés, de se lever pour dire non et résister.


[1Les réactions de nombre de leaders d’opinions de la maladie d’Alzheimer à la réévaluation à la baisse des médicaments de cette maladie sont significatives de cet affaiblissement de la conscience du rôle du soignant : « Si on n’a plus de médicaments, comment allons nous soigner ces malades ? », se plaignent-ils à l’unisson, certains expliquant même qu’il deviendrait inutile de continuer à s’intéresser à eux. Ainsi, sous une influence marchande incontrôlée, la relation soignante, attentive et altruiste, se réduit à une relation médicamenteuse, où la compassion et l’attention à l’autre ne servent plus que d’outils marketing pour vendre plus, telle la Proximologie°.